Audition colorée( version PDF Télécharger le PDF )

L’audition colorée, qui associe la vue et l’audition, est une des synesthésies les plus fréquentes. La synesthésie, du grec syn (union) et aesthesis (sensation), est un état neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. Tout fait de synesthésie embrasse au moins deux phénomènes de sensation[i], dont l’un détermine régulièrement l’apparition de l’autre, par exemple des mots ou des notes de musique peuvent entraîner la perception de couleur. La synesthésie peut apparaître entre n’importe quel sens. Alors que presque toutes les combinations entre les sens sont théoriquement possibles, certains types de synesthésie sont beaucoup plus répandus et concernent habituellement deux sens. Par convention, le type de synesthésie est défini par le sens déclencheur ou inducteur de la sensation et le sens réacteur ou induisant la nouvelle sensation. L’audition colorée est donc la synesthésie manifestée par la vision de couleurs provoquée par les sons atteignant l’oreille (sons -> couleurs). Alors que des métaphores exprimant un croisement de sens sont parfois qualifiées de « synesthésiques », une « vraie » synesthésie d’origine neurologique (elle ne concerne qu’environ 4% de la population) est involontaire. L’audition colorée peut donc être vraie et acquise dès la naissance (une origine génétique est discutée) ou bien résulter de la prise de drogues neuroleptiques ou hallucinogènes. L’audition colorée vraie commence normalement avant l’âge de 4 ans ; elle est vive et irrépressible, automatique et involontaire, non apprise, émotionnelle et différente de l’imagination ou de l’hallucination.

Figure 1 : voyelles colorées de Galton

Figure 1 : voyelles colorées de Galton

Les premiers documents se référant à la synesthésie font débats. Le premier cas connu de synesthésie est attribué à un médecin allemand, Georg Sachs, en 1812[ii]. En 1843, Théophile Gautier, écrivain français, présenta les sensations qu’il avait éprouvées à la suite d’une absorption de haschich : « Mon ouïe, s’était prodigieusement développée ; j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. »[iii] En 1848, un ophtalmologiste suisse, Edouard Cornaz, reprit les travaux de Sachs et appela l’anomalie décrite l’hyperchromatopsie[iv]. Il considérait cette anomalie comme une sorte d’hyperesthésie du sens des couleurs. En 1863, un médecin français, Louis Perroud, résuma les travaux antérieurs et reconnu l’aspect purement physiologique de cette anomalie[v]. Francis Galton, un homme de science anglais, conduisit l’une des premières études systématiques en 1880 dans laquelle il décrivit notamment l’audition colorée : « Les voyelles de la langue anglaise m’apparaissent toujours […] comme possédant certaines couleurs »[vi] (figure 1).

En 1881, deux médecins suisses, Eugen Bleuler et Karl Lehmann, publièrent les résultats de leur recherche[vii]. Concernant de prime abord les ophtalmologistes, l’audition colorée trouva aussi un certain intérêt auprès des otologistes avec la publication de quelques travaux dans les 1880, dont ceux d’un médecin français, Baratoux, en 1883[viii]. Dans les années suivantes de nombreux autres travaux concernant l’audition colorée commencèrent à être publiés notamment par Ferdinand Suarez de Mendoza, médecin français, en 1890[ix] et Theodore Flournoy, médecin suisse, en 1893[x]. Suarez de Mendoza définit l’audition colorée de la manière suivante : « L’audition colorée est une faculté d’association des sons et des couleurs, par laquelle toute perception acoustique objective d’une intensité suffisante, ou même sa simple évocation mentale, peut éveiller et faire apparaître, pour certaines personnes, une image lumineuse colorée ou non, constante pour la même lettre, le même timbre de voix ou d’instrument, la même intensité et la même hauteur de son ; faculté d’ordre physiologique, qui se développe dans l’enfance et persiste généralement avec les années sans variations notables. »[xi]

Elle devint très à la mode avec le mouvement romantique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Les psychologues commencèrent aussi à s’intéresser à cette problématique, de même que les historiens de l’art. Elle atteignit une sorte d’euphorie durant les années 1920-1930 avec de nombreuses publications et l’organisation de quatre conférences internationales à Hambourg entre 1927 et 1936. Deux psychologues allemands, Friedrich Mahling[xii] et Annelies Argelander[xiii] publièrent, en 1927, deux importantes bibliographies de la plupart des travaux publiés jusqu’à leur époque. En 1930, Albert Wellek, autre psychologue allemand, commenta ses deux bibliographies et y ajouta quelques références. Il insista notamment sur la difficulté de séparer les travaux littéraires et de présentation de cas individuels des travaux scientifiques. Il mit aussi en évidence un manque de classification des différents types de synesthésie[xiv]. Après cet engouement, la synesthésie tomba dans l’oubli pour devenir une simple curiosité. Elle fut « redécouverte » dans les années quatre-vingts et popularisée par les tendances New Age antirationalistes. Depuis quelques années, elle est redevenue un objet scientifique.

L’audition colorée peut se référer à trois définitions distinctes dans l’art :

– l’art produit par des artistes utilisant leur propre expérience d’audition colorée pour créer des œuvres d’art ;

– l’art produit par des artistes non synesthètes, qui tentent de représenter ce à quoi doit ressembler l’audition colorée ;

– l’art supposé évoquer des associations entre la vue et l’audition pour des spectateurs ne présentant pas de synesthésie.

Ces catégories ne sont pas étanches. La perception synesthétique a suscité bien des expériences sur les correspondances harmoniques entre son et couleur. Le pictural investit ainsi la musique, et le musical la peinture.

Entre son et couleur

Dès l’Antiquité, on chercha à démontrer des relations fiables entre la vue et l’audition dans le cadre d’une unité polysensorielle. Aristote essaya d’établir des rapports numériques entre les couleurs et les intervalles musicaux[xv]. Un traité anglais, publié au XVe siècle, établit des relations rythmées couleurs et sons. A la même époque, Léonard de Vinci déclara que « la musique doit être appelée sœur cadette de la peinture ». Au XVIe siècle, Giuseppe Arcimboldo, peintre italien, avait imaginé un système d’équivalence entre valeurs graduées du noir au blanc et hauteur des sons fondée sur la notion de proportionalité. Ces règles se retrouvèrent chez les miniaturistes mettant en rapport les anges musiciens et les timbres instrumentaux[xvi]. En 1650, Athanasius Kirchner, jésuite allemand, essaya de rapprocher les notes et les couleurs. Il écrivit : « Si dans le temps d’un beau concert, nous pouvions voir l’air agité de tous les frémissements divers que les voix et les instruments y excitent, nous serions tous étonnés de le voir semé des couleurs les plus vives et les mieux assorties ». De plus, « nous écoutons avec nos yeux et regardons par nos oreilles »[xvii]. En 1690, John Locke, philosophe anglais, présenta l’histoire d’un aveugle qui décrivait la couleur « rouge écarlate » par le timbre d’une trompette. En 1735, Louis Bertrand Castel, mathématicien jésuite, rapporta l’observation d’un aveugle avec un sens coloré du toucher. Il essaya d’opérer la rencontre des sept couleurs par la correspondance harmoniques avec les sept notes de la gamme diatonique. Ses travaux débouchèrent sur l’invention du clavecin oculaire et la tapisserie musicale[xviii]. Dans son traité sur l’optique des couleurs publié en 1740, il met en concordance l’échelle tempérée et le spectre chromatique[xix]. Mais jusqu’alors, les correspondances étaient presque toujours fondées soit sur le principe mathématique des proportions, soit sur le symbolisme cosmique. Or, au moment ou la science commençait à remettre en question l’analogie entre l’optique et l’acoustique, c’est en partant du sujet et non plus de l’objet de la perception qu’allait se développer l’exploration des interférences entre les différents stimuli sensoriels. Au XIXe siècle, l’analogie connut de nouveaux développements avec l’application du modèle musical à tous les arts. La psychologie vint alors relayer la physique, et l’on pénètra dans le monde de la synesthésie dont l’audition colorée en constitua le noyau dur. Celle-ci postulait la possibilité d’un passage direct et naturel entre le monde des sons et celui des couleurs.

L’examen comparé des nombreuses tentatives de corrélation entre sons et couleurs en révèle l’hétérogénéité, voire l’incohérence, qui se manifeste à la fois dans les résultats (les tables d’équivalences) et dans leur mode d’élaboration. C’est ainsi que l’on peut distinguer des systèmes « objectifs », qui tentent de fonder la relation sur la nature physique, vibratoire, des phénomènes acoustiques et lumineux, tandis que d’autres « subjectifs » cherchent la clé de la parenté dans la perception de l’observateur. Mais à cette opposition du rationnel et de l’émotionnel, ou du quantitatif et du qualitatif, s’ajoute celles du scientifique et du symbolique, ou du psychique et du cosmologique, qui dessinent les multiples dimensions de cette recherche de corrélation entre la vue et l’audition. Voir et entendre, ce n’est pas la même chose. Voir, c’est analytique et réfléchi. Entendre, c’est actif et génératif.

La musique dans la peinture

En art, en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des sensations. La tâche de la peinture est définie comme la tentative de rendre visibles des sensations qui ne le sont pas. Les sensations visuelles sont spatiales tandis que les sensations auditives sont temporelles. Peindre de la musique, c’est rendre visible des sensations invisibles et variables dans le temps[xx]. Certains peintres essayèrent de s’approprier des œuvres musicales en tentant de les traduire dans leur langage, tandis que des compositeurs s’inspirèrent de peintures dans leur production musicale.  Depuis le Renaissance, la musique fait partie du bagage indispensable au peintre cultivé. L’atelier de peinture est fréquemment habité par la musique. Celle-ci peut être qu’inspiratrice, mais elle est aussi souvent plus physique, signalée par la présence de quelques instruments de musique négligemment posés près des outils de l’artiste ou suspendus au mur.

Pour le peintre, la musique, par définition invisible, ne peut faire l’objet que d’une représentation indirecte, notamment une scène du genre, une forme (nature morte), un mouvement gestuel, une expression du visage (portrait) ou une allégorie. L’art abstrait du XXe siècle allait permettre d’évoquer directement la musique. Les prémisses théoriques de cette évolution se sont développées tout au long du XIXe siècle, la musique incarnant alors l’idéal d’un art spirituel, libéré de toute attache au monde des objets ou de la matière : « La peinture, s’étant libérée du langage conventionnel des formes des objets du monde extérieur, a conquis le terrain des formes abstraites […] pour exprimer nos émotions, comme il en est avec la musique »[xxi].

L’image de la musique est ambivalente, tantôt associée au Paradis et à la spiritualité, tantôt à la mort ou à l’enfer, voire au plaisir de la chair. Cette ambivalence remonte à la Mythologie grecque avec Euterpe, Orphée et Aphrodite. L’association entre couleur et timbre représente l’axe le plus fréquemment emprunté par les peintres qui ont cherché à mettre en correspondance les arts plastiques et musicaux. C’est surtout à partir de la fin du XIXe siècle que se multiplient les tentatives de confronter les phénomènes du son et de la couleur, dans la création et la perception. Vassily Kandinski, peintre russe, écrivit : « La correspondance des tons de la couleur et de la musique n’est, bien entendu, que relative. De même qu’un violon peut rendre des sonorités variées qui peuvent répondre à des couleurs différentes, de même le jaune peut être exprimé en nuances différentes, au moyen d’instruments différents. Dans les parallélismes dont il s’agit ici, on pense surtout au ton moyen de la couleur pure et, en musique, au ton moyen, sans aucune de ses variations par vibration, sourdine, etc. »[xxii]

Bibliographie et liens :

– Baron-Cohen S, Harrison JE. Synesthesia. Cambridge : Balckwell, 1997.

– Cytowic RE. Synesthesia. A union of the senses. New York : Springer, 1989.

– Gessinger J. Auge & Ohr. Berlin : De Gruyter, 1994.

– Haverkamp M. Visualisation of synesthetic experience during the early 20th century – an analytic approach. Presented at the International Conference on Synesthesia, Medizinische Hochschule Hannover, March 2003.

– Jewanski J, Sidler N. Farbe – Licht – Musik. Bern : Lang, 2006.

– Junod P. La musique vue par les peintres. Lausanne : Edita, 1988.

– Junod P. Contrepoints. Dialogue entre musique et peinture. Genève : Contrechamps, 2006.

– Kintzler C. Peinture et musique : penser la vision, penser l’audition. Villeneuve d’Ascq : PU Spetentrion,  2002.

– Maur K. Vom Klang der Bilder. München : Prestel, 1985

– Paquette D. Le piano à couleurs http://www.peiresc.org/Paquette.pdf

http://acces.inrp.fr/acces/ressources/neurosciences/neuros_apprentissage/association_perceptives/

http://www.creatic.fr/cic/B140Doc.htm


[i] La sensation est une condition physique, expérience, impression ou perception résultant d’une stimulation d’un des cinq sens.

[ii] Sachs G. Historiae naturalis duorum Leucaethiopum particula prima. Erlanga, 1812. Une traduction commentée fut publiée par Schlegel G. Neue Materialen für die Staatsarzneiwissenschaft und praktische Heilkunde. Meiningen : Keyssner, 1824.

[iii] Gauthier T. Sans titre. La Presse, 10 juillet 1843.

[iv] Cornaz E. Des anomalies congénitales des yeux et de leurs annexes. Lausanne, 1848.

[v] Perroud. L’hyperchromatopsie. Observations et réflexions. Mémoires et comptes-rendus de la Société des sciences médicales de Lyon, 1863:2:37-41, p. 37.

[vi] Galton F. Color Associations. Nature, 1880. Reprint. Galton F. Inquiries into human faculty. New York : Macmillan, 1883, p. 145-154.

[vii] Bleuler E, Lehmann K. Zwangsmässige Lichtempfindungen durch Schall und verwandte Erscheinungen auf dem Gebiete der anderen Sinnesempfindungen. Leipzig : Reisland, 1881.

[viii] Baratoux. Rev Larygol Otol 1883;3:65.

[ix] Suarez de Mendoza F. L’audition colorée. Paris : Doin, 1890, p. 12.

[x] Flournoy T. Des phénomènes de synopsie (audition colorée). Paris : Alcan, 1893.

[xi] Suarez de Mendoza F. L’audition colorée. Paris : Doin, 1890, p. 12.

[xii] Mahling F. Das Problem der »Audition colorée«. Dans : Anschütz G. Farbe – Ton – Forschungen. Leipzig : Akademische Verlagsgesellschaft, 1927, p. 1-136.

[xiii] Argelander A. Das Farbenhören und der synästhetische Faktor der Wahrnehmung. Jena : Fischer, 1927.

[xiv] Wellek A. Zur Geschichte und Kritik der Synästhesie-Forschung. Arch Gesam Psychol 1931;79:325-384. Wellek A. Farbenharmonie und Farbenklavier. Arch Gesam Psychol 1935;94:347-375.

[xv] Johansen TK. Aristotle on the sense-organs. Cambridge : University Press, 1998.

[xvi] Paquette D. Le piano à couleur. Voir la chapelle de St Bonnet le Château, près de St Etienne, 15e siècle, où les douze signes du Zodiaque sont associés à l’organologie et aux couleurs. http://www.peiresc.org/Paquette.pdf

[xvii] Kirchner A. Musurgia Universalis. Vol. II. Romae : Corbelletti, 1650, p. 367. Cité par Junod, Contrepoints, 2006, p. 20.

[xviii] Franssen M. The ocular harpsichord of Louis-Bertrand Castel. Tractrix 1991;3:15-77.

[xix] Castel RP. L’optique des couleurs. Paris : Briasson, 1740.

[xx] Deleuze G. Peindre le cri. Dans : L’œil et l’oreille. Critique, 1981;36(408), p. 506.

[xxi] Survage L. Ecrits sur la peinture. Paris : Archipel, 1992, p. 25. Cité par Junod P. Contrepoints, 2006, p. 27.

[xxi] Junod P. Contrepoints, 2006, p. 14.

[xxii] Cité par Bosseur JY. Entre son et couleur. Dans : Kintzler C. Peinture et musique : penser la vision, penser l’audition, 2002, p. 163.

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